Témoins de l’ère glaciaire
Il y a des milliers d’années, un sentiment de menace aurait dominé à l’écoute des bruits émis sous la glace d’un kilomètre d’épaisseur du glacier de l’Unteraar. Le crissement de la glace est sourd et métallique, et son écho provoque un grondement profond. Régulièrement, la glace se fissure et se brise; elle dévale tels des cris gelés à travers le bleu foncé. Lorsqu’un rocher coincé dans la glace glisse le long du lit de granit, son bruit résonne fort. Avec des gémissements et des grognements, et pourtant dans une lenteur infinie, le colosse de glace avance avec une force qui modifie inexorablement son environnement.
Un monde énigmatique
La glace qui coule des glaciers est une force prodigieuse. Son œuvre est aujourd’hui visible dans toutes les Alpes suisses. À petite échelle, sur les rochers lisses, mais aussi à grande échelle, dans les vallées profondes et arrondies. La région située entre le col du Grimsel et la cabane du CAS Lauteraarhütte est l’un des endroits les plus impressionnants pour voir bon nombre de ces traces des glaciers. La randonnée évolue ici sur la marge du glacier de l’Unteraar. Le géant de glace est né de la convergence des glaciers de Finsteraar et de Lauteraar et vient donc des plus hautes Alpes bernoises.
Cette randonnée d’environ quatre heures est tout sauf une leçon rébarbative de géologie. Car il y a ici toute une série de phénomènes mystérieux, qui semblent parfois même impossibles. Des bassins limpides juste à côté du torrent glaciaire trouble, d’immenses marches d’escalier lisses dans la roche et, au même endroit, plusieurs rangées d’immenses encoches en forme de demi-lune.

Deux jours dans le décor du glacier de l’Unteraar
Peu avant que le car postal n’atteigne le col du Grimsel après un trajet sinueux au départ de Meiringen, une vue impressionnante s’ouvre sur la droite, sur une longue vallée profondément encaissée. Le lac de barrage verdâtre du Grimsel scintille entre les flancs polis de la vallée et, en arrière-plan, le Finsteraarhorn s’élève dans le ciel. Ce paysage ancestral, néanmoins aussi marqué par les humains, peut facilement être exploré et découvert sur une randonnée de deux jours qui va jusqu’à la cabane Lauteraarhütte avant de revenir. Elle commence à l’hôtel Grimsel Hospiz et longe la rive nord du lac de Grimsel. Ce tronçon est certes long, mais il surprend régulièrement avec ses petits marais, ses ruisseaux tumultueux et quelques aroles majestueux. Les traces des glaciers autrefois majestueux sont visibles sur les versants rocheux. La marge proglaciaire du glacier de l’Unteraar commence à l’extrémité ouest du lac de Grimsel: un vaste paysage alluvial riche en gravier et en sable, où serpente le jeune Aar. Arbustes et arbres ont déjà pu s’enraciner à certains endroits, tandis que des mousses recouvrent le jeune sol à d’autres. Sous l’effet du changement climatique, le glacier a considérablement reculé au cours des dernières décennies et perdu une grande partie de son épaisseur. On atteint la Lauteraarhütte du CAS après une montée d’environ une heure, techniquement facile. La construction traditionnelle en pierre repose sur une petite saillie à près de 2400 mètres d’altitude et offre une vue impressionnante sur les sommets de 4000 mètres: Finsteraarhorn, Lauteraarhorn et Schreckhorn. La terrasse, qui fait quasiment le tour du bâtiment, est l’endroit idéal pour se reposer et, avec un peu de chance, apercevoir quelques chamois. Le deuxième jour, il suffit de reprendre le même itinéraire jusqu’au col du Grimsel.
Lisses en bas, escarpées en haut
La randonnée part de l’hospice du Grimsel et démarre par la traversée d’une paroi rocheuse abrupte. En regardant les montagnes environnantes, la première question se pose: quelle était l’épaisseur de la glace du glacier à la dernière période glaciaire?
Aujourd’hui, le glacier de l’Unteraar a tellement reculé qu’il n’est plus visible d’ici. Les parois rocheuses lissées sont toutefois bien perceptibles partout où le glacier est passé, en particulier sur le versant nord, là où évolue le chemin. La zone de la paroi polie ne s’étend que jusqu’à environ 3000 mètres d’altitude. Au-dessus, les crêtes rocheuses et les sommets sont escarpés, rongés et érodés par les intempéries. En font partie la crête Gärstenhoren, près du glacier du Rhône, ou celles autour de l’Ewigschneehoren, le Finsteraarhorn et l’Oberaarhorn.
Le grand escalier
À l’extrémité ouest du lac du Grimsel, dans le coin du grand cairn baptisé «Gletscherweibes» (la femme du glacier) et orné de drapeaux de prière bouddhistes, le côté nord d’un gigantesque escalier apparaît dans le granit. Comme si des dalles de pierre de plusieurs mètres d’épaisseur avaient été taillées et posées en parallèle. Quelle est son origine?
Il y a des millions d’années, cette roche n’était pas exposée à l’air libre: elle se trouvait sous une couche de roche alpine d’un kilomètre d’épaisseur, puis sous d’épaisses couches de glace. À la disparition de ce poids, la roche s’est bombée, entraînant des ruptures dites de décharge. Formées à intervalles presque réguliers, elles ont engendré des sillons parallèles dans la roche. Sous l’effet de la glace, puis du vent et des intempéries, des parties de ces couches se sont détachées, créant ainsi une structure en escalier.
Les griffures du glacier
Dans la plupart des cas, un glacier laisse place à une roche polie après son retrait, éventuellement marquée encore de fines rayures. Non loin du grand escalier, la situation est différente: plusieurs longues cicatrices profondes, parsemées de nombreux trous, sillonnent le granit. Apparemment, le glacier a été beaucoup plus à l’œuvre ici, et l’outil était un gros bloc de roche coincé dans la glace. Le glacier l’a profondément enfoncé dans la paroi rocheuse et traîné le long de la roche dans son écoulement. Ce faisant, le bloc a parfois creusé un trou plus important.
La photo permet également de distinguer des crevasses perpendiculaires à ces profondes rigoles. Il s’agit de fractures déjà présentes dans la roche et mises en évidence par l’effet de polissage de la glace.
Les coups de gouge
Un autre phénomène se trouve non loin de là: une série d’encoches en demi-lune dans la roche. Comme si un géant primitif avait enfoncé ses ongles dans la roche. D’où viennent ces entailles?
Au cours du voyage lent mais puissant du glacier, des rochers coincés dans la glace sont restés accrochés au lit de granit. Comme la glace continuait de s’écouler, une pression énorme s’est accumulée jusqu’à ce qu’un morceau en demi-lune du lit rocheux éclate. Le processus est comparable à celui d’un tailleur de pierre qui frappe une pierre dure à l’aide d’un marteau et d’un burin et qui fait éclater un morceau de roche à chaque coup.
Les miroirs célestes
La marge proglaciaire, située entre le portail glaciaire et le lac du Grimsel, fait actuellement près de deux kilomètres de long. C’est une vaste plaine remplie d’éboulis et de sable, à travers laquelle coule la jeune Aar en boucles sans cesse renouvelées. Là où l’Aar inonde régulièrement le paysage et le réaménage, le jeune sol est recouvert de mousse. Des arbustes et des arbres se sont même déjà enracinés à certains endroits.
Plusieurs petits lacs sont disséminés dans cette plaine. L’Aar étant teintée de vert par les grandes quantités de poussière rocheuse acheminées, la plupart d’entre eux paraissent verts.
Ce qui est surprenant, c’est qu’il existe aussi de petits lacs aux eaux cristallines, qui reflètent parfaitement les montagnes et dont les fonds sont recouverts d’éboulis. Comment ces petits lacs sont-ils apparus? Lors de la fonte du glacier, une énorme masse de glace s’est détachée et est restée sur place sous forme de «glace morte». Au fil du temps, elle s’est entourée de nouvelles alluvions, créant ainsi une petite bordure surélevée. Après la fonte définitive de cette glace, une dépression est restée. Si celle-ci n’est pas remplie par l’eau verdâtre de l’Aar, mais alimentée par les eaux souterraines cristallines, elle engendre un petit lac limpide – un miroir céleste.